Terminé le 22.01.23
Sébastien Cuvelier. Paradise City
Dans Paradise City, Sébastien Cuvelier s’attache au pays mythique qu’est l’Iran. Dans les années 1970, l’oncle de Sébastien Cuvelier est parti explorer ces contrées, tenant un journal de son périple. Inspiré par ce manuscrit, l’artiste y est retourné à plusieurs reprises pour construire sa propre image du pays. À travers ce projet combinant archives et vision personnelle, il crée un dialogue entre l’Iran d’avant la chute du Shah et le pays d’aujourd’hui, à la recherche d’une version insaisissable et onirique du paradis.
« Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus »
En 1971, d’extravagantes festivités furent organisées au cœur des ruines de Persépolis par le Shah d’Iran, Mohammed Reza Pahlavi, afin de célébrer le 2500e anniversaire du grand empire perse.
Mon oncle était alors un étudiant en ingénierie civile de 22 ans, avec un goût prononcé pour la culture et les voyages. En prévision des célébrations en Iran, il acheta un combi Volkswagen avec deux amis et tous trois parcoururent les 6000 kilomètres séparant Namur (Belgique) de Persépolis.
Ma mère était très fière de son petit frère. À la mort de mon oncle, elle me donna sa copie du carnet de voyage qu’il avait écrit durant ses aventures, un récit accompagné d’une valisette de négatifs. Maman a ensuite dactylographié le carnet avant de le distribuer à la famille et aux amis. Elle avait noté son nom de jeune fille sur la première page du manuscrit, comme le font les écoliers.
En 1979, huit ans après le voyage de mon oncle, une révolution destitua le Shah et transforma rapidement l’Iran en un pays fantasmé comme un paradis isla- mique. Tout a changé de façon irréversible. La jeunesse iranienne née après la révolution (près de la moitié de la population) n’a eu que peu d’occasions de découvrir le monde au-delà de son pays cadenassé, vivant sous le joug d’un pouvoir religieux autoritaire, tentant, souvent en vain, de contrôler l’accès aux réseaux sociaux et aux chaînes de télévision étrangères.
Le dernier chapitre du carnet de mon oncle s’intitule « l’Iran, paradis perdu » et semble décrire l’état de l’Iran d’aujourd’hui: une ancienne grande civilisation, embourbée dans des conflits régionaux et mondiaux, et paralysée par des sanctions économiques. La population, jeune et hyper connectée, cherche à s’enfuir, à la quête d’un paradis, sans savoir vraiment où le chercher.
Et pourtant, le concept de paradis est intrinsèquement iranien. Le mot « paradis » vient de l’ancien persan paridaida, littéralement « jardin clôturé ». Quand les Grecs envahirent la Perse au cinquième siècle avant notre ère, ils furent tellement éblouis par les jardins royaux persans qu’ils s’approprièrent le mot, devenu paradeisos en grec. Des années plus tard, les religions abrahamiques utilisèrent le même mot pour désigner le paradis, représenté sous la forme d’un jardin (notamment le jardin d’Eden dans le Christianisme). Par extension, les tapis persans et leurs motifs feuillus représentent eux aussi le paradis.
Dès lors, quoi de plus naturel que d’entendre ce mot résonner aux quatre coins de ce pays à l’histoire emplie de nostalgie, au peuple profondément romantique et aux fleurs omniprésentes? « Paradis » est devenu en Iran synonyme de centres commerciaux, destinations de vacances ou même de villes entières, telle que Pardis Town, cité surréaliste en construction à quelques encablures de Téhéran, telle un amas de béton poussant en plein paysage martien.
En réaction, la jeunesse iranienne contemporaine a développé sa propre notion de paradis. Pour certains, c’est un petit village dans le nord de l’Iran, où on peut échapper au tristement fameux smog de Téhéran. Pour d’autres, c’est une plage enclavée sur une petite île du Golfe Persique, loin des contraintes politiques et religieuses. Pour d’autres encore, c’est quelque part en Europe ou en Amérique du Nord, loin d’Iran, où une autre vie est possible.
Mais pour la plupart des gens que j’ai rencontré, ce paradis est bien ancré en Perse. Son existence est liée à l’espoir, à la recherche d’un changement, au désir d’un nouveau départ. Ces sentiments vont toujours de pair avec une pointe de nostalgie, présente dans les récits de famille, les albums photo ou à travers la mémoire floue de cousins lointains qui ont émigré pour trouver leur propre Paradise City. »