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Œuvre de février
Nous sommes en 1868, dans l’une des nombreuses ruelles du quartier Saltmarket de Glasgow. Cette partie de la ville, où vivent entassés de nombreux citoyens de la classe ouvrière, est devenue complètement insalubre. Suite à une loi d’assainissement urbain votée par le Parlement deux ans auparavant, les différents quartiers considérés comme des taudis s’apprêtent à être démantelés. Le City of Glasgow Improvement Trust souhaite en conserver une trace, Thomas Annan est alors commandité pour documenter ces lieux avant disparition.
Photographe professionnel actif à Glasgow depuis 1855, Thomas Annan a débuté en 1845 comme apprenti lithographe et graveur pour un journal local, il part ensuite travailler dans le prestigieux atelier de lithographie de Joseph Swan (contributeur dans la recherche des procédés au charbon). Lorsqu’il ouvre son studio photographique, Annan se présente comme un « calotypiste au collodion ». Il se fait une réputation d’expert en copie d’œuvre d’art et reçoit une première commande en 1862 de la part de la Glasgow Art Union. Passionné par les nouvelles techniques photographiques de l’époque, il acquiert de nombreux brevets et licences et devient grand ami des photographes David Octavius Hill et Robert Adamson. Ses photographies de paysages et d’architecture le démarquent, ce qui lui permet d’acquérir une certaine notoriété nationale et d’être commandité pour cette mission de sauvegarde.
La série The Old Closes and Streets of Glasgow réalisée entre 1868 et 1871 est son œuvre la plus célèbre mais également le témoignage de son excellence en tant que praticien de par son immense maîtrise de la composition et de la lumière. Les ruelles et les arrière-cours photographiées étaient étroites et sombres, le manque de luminosité nécessitait l’utilisation du collodion avec toutes les contraintes techniques qu’il imposait. Soulignons que Thomas Annan avait pour habitude d’intervenir à la main sur ses tirages pour souligner des éléments ou, quelquefois, s’aventurer à en rajouter. S’il n’avait pas décidé de mettre prématurément fin à ses jours, nous pouvons imaginer qu’il aurait, comme son fils James Craig, été un fervent défenseur du pictorialisme.
Il y a dans les images produites par Annan quelque chose de particulièrement émouvant, le photographe ne semble pas avoir effectué un simple enregistrement de ces rues et de leur architecture, il a aussi capté ici et là les signes d’une vie contrainte de fuir. Celle-ci se manifeste par des détails tels que le linge qui sèche mais surtout par les nombreux « fantômes » présents dans ses images. Il s’agit des gens de passage au moment de la prise de vue – le temps de pose étant encore relativement long – ou encore de quelques curieux l’observant à distance. Annan n’a pas cherché à les éviter, ils sont là comme les derniers sursauts d’une époque où la vie grouillait dans ces ruelles. Ces photographies se veulent à la fois les traces de ce qui n’est plus, les témoignages sociaux rendant compte de la détresse de la classe ouvrière, mais également les signes avant-coureurs de ce qui sera perçu comme le progrès amené par le City of Glasgow Improvement Trust.
Il existe trois éditions de cette série. Une première réalisée en 1872 qui sont des épreuves sur papier albuminé (dont un exemplaire complet est conservé au Musée d’Orsay), une deuxième, datée de 1877, qui regroupe des épreuves au charbon (Annan avait obtenu de Joseph Swan les droits d’utilisation exclusifs de ce procédé en écosse un an auparavant) et enfin une édition posthume, réalisée en photogravure en 1900 par son fils – et dont est extraite cette planche choisie comme œuvre du mois.
Le travail de Thomas Annan a souvent été réduit à celui d’un photographe mandaté par l’état pour documenter les quartiers populaires de Glasgow, ce n’est que récemment qu’il est davantage reconnu comme un des pionniers de la photographie documentaire. Il y a pourtant chez Annan quelque chose qui pourrait être perçu comme le pendant écossais du travail de Charles Marville ou encore de celui d’Eugène Atget.